Elle ressurgit chaque fois qu’il est question de liberté d’expression. Elle apparaît dans des publications universitaires, elle est citée dans des colloques, elle est invoquée dans les médias et elle est partagée ad nauseam sur les réseaux sociaux. Elle justifie à elle seule le droit d’exprimer des points de vue contraires sur les questions les plus variées et les plus controversées. «Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous ayez le droit de le dire
» et ses nombreuses variantes sont à tort attribuées à Voltaire. Il n’a en effet jamais écrit cette phrase, une phrase qu’il n’a sans doute jamais prononcée1. Il s’agit en fait d’une citation apocryphe, c’est-à-dire d’une citation qui n’est pas authentique.
L’aphorisme provient du livre The Friends of Voltaire2 publié à Londres, en 1906, sous le pseudonyme de Stephen G. Tallentyre. L’auteur, Evelyn Beatrice Hall, propose une biographie de la vie de certains amis de Voltaire, dont Beaumarchais, Condorcet, D’Alembert, Diderot et Turgot. La phrase apparaît dans le chapitre qu’elle consacre à Claude-Adrien Helvétius. La biographe tente de traduire par cette phrase les sentiments qui animaient Voltaire durant la controverse qui a suivi la publication du livre De l’esprit, de Helvétius. Elle écrit à propos de l’attitude de Voltaire face à la polémique: «“I disapprove of what you say, but I will defend to the death your right to say it”, was his attitude now.
» («“Je désapprouve ce que vous dites, mais je défendrai jusqu’à la mort votre droit de le dire”», était alors son attitude.
»*)
Tallentyre-Hall a ajouté à la confusion par la suite lorsqu’elle a reformulé la phrase dans un second ouvrage: «I wholly disapprove of what you say – and I will defend to the death your right to say it.
» («Je désapprouve totalement ce que vous dites – et je défendrai jusqu’à la mort votre droit de le dire.
»*) Le livre en question est un recueil de correspondance publié, en 1919, sous le titre Voltaire in His Letters3. Il est présenté comme une sélection de lettres écrites de la main de Voltaire et traduites par l’auteur. Elle précise cependant que la citation doit être comprise comme un «principe voltairien
»* et ne prétend pas qu’il s’agit de ses propres paroles.
Il n’est pas impossible que la biographe se soit inspiré des propos de l’écrivain tenus dans son Dictionnaire philosophique: «J’aimais l’auteur du livre De l’esprit. Cet homme valait mieux que tous ses ennemis ensemble; mais je n’ai jamais approuvé ni les erreurs de son livre, ni les vérités triviales qu’il débite avec emphase. J’ai pris son parti hautement, quand des hommes absurdes l’ont condamné pour ces vérités mêmes.
»4 Elle n’y fait pourtant pas référence dans les pages qu’elle consacre à Helvétius ni dans le reste de l’ouvrage.
Evelyn Beatrice Hall a mis un terme à la confusion entourant cette fausse citation dans une lettre adressée, le 9 mai 1939, au professeur Burdette Kinne5. Elle y indique clairement avoir inventé l’aphorisme: «La phrase… est ma propre expression et n’aurait pas dû être mise entre guillemets.
»* Le professeur Kinne, de l’Université Columbia, précise que les mots «my own
» («ma propre
») dans la lettre sont soulignés par l’auteur. Aucun des deux ouvrages n’a été traduit en français, mais la phrase célèbre l’a été. Elle est depuis attribuée à tort à Voltaire malgré les explications fournies, il y a plus de 75 ans, par Tallentyre-Hall elle-même.
* Toutes les traductions sont de l’auteur de l’article.
** An English version of this article has been published under the title Voltaire never said it.
1 Paul F. Boller Jr. et John George, They Never Said It – A book of fake quotes, misquotes, and misleading attributions, New York, Oxford University Press, 1989, p. 124 à 126.
2 Stephen G. Tallentyre, The Friends of Voltaire, Londres, Smith, Elder & Co., 1906, p. 199.
3 Stephen G. Tallentyre, Voltaire in His Letters – Being a selection from his correspondence, Londres/New York, G. P. Putnam’s Sons, 1919, p. 65.
4 Voltaire, Dictionnaire philosophique, vol. 9, Paris, Didot, 1816, p. 187.
5 Burdette Kinne, «Voltaire never said it!», (1943) 58 Modern Language 534, aux p. 534 et 535.